Il y a chez René Patron un pan mystique que l’on pourrait nommer théurgie. Il faut s’offrir le temps de parcourir l’œuvre de cet artiste délicat, dont le timbre résonne sur la toile. Tout est finesse, une finesse rythmée par une puissance musicale qui porte, jusqu'au dehors de l’espace confiné de l’atelier ou de la galerie, la force de la lumière.

René Patron ne peint pas, il teint, il tisse, il entremêle et démêle les fils de l’écheveau. Il s’approprie le spectre chromatique comme sait le faire Manessier, et le geste à la manière de Soulages. Qui ne rêverait de dresser l’inventaire de toutes ces pièces colorées que les drapiers du siècle des Médicis se seraient sans doute arrachés pour faire commerce et, à coup sûr, fortune ? A moins qu’Arlequin n’en ait eu la primeur.

Pour ne pas créer le trouble, René Patron a préféré naître un peu plus tard…. et réserver aux chanceux regardeurs que nous sommes le fruit de son talent.

Les grands monochromes de René Patron, on les croirait sortis d’un loft, d’un immense atelier. L’inspiration, la création nide toujours dans le décor le plus inattendu qui soit. C’est le résultat d’une performance que nous livre en quelques « reliques » le sol de ce petit atelier retranché des bruits parasites de la ville. C’est juste chavirant de regarder le sol. On s’imprègne, on s’initie. Le sol aussi fait oeuvre, ce sol qui, d’entrée, jette à la figure un dripping à la Jackson Pollock ; un sol,à la clé, pour déchiffrer la partition.

Fin et élégant, puissant et précis est le geste de l’artiste lorsque force intérieure et force physique s’enlacent, dans une harmonieuse étreinte, semblable à celle de l’Esprit et de l’Epouse dans l’Epilogue de l’Apocalypse. Il y a dans cette peinture tout un récit inaudible, l’annonce muette d’une éclatante osmose. Nulle représentation, simplement une invitation à l’abandon, au consentement. Consentir à demeurer inerte le temps nécessaire à féconder la rencontre.

Ici, dans les strates d’une vie écrite en filigrane, l’œil est aux prises avec le spectre et ses filtres, avec tous les étages de la couleur à gravir lentement pour accéder au message creusé dans l’œuvre peinte. Dans ces couleurs qui mutent avant de venir se fixer sur la rétine, là se glisse l’étrangeté de la conjugaison. La couleur, rien que la couleur ? La couleur juste. La couleur de l’âme, dans la vibration des bleus profonds, des verts débordants de sève, des rouges nourris du feu sacré : l’art mis à nu, détricoté, révélé dans une arlequinade abondante de vie et de fragilité, une vie en équilibre, sur le fil ….. Un mystère, inscrit dans une somme, en plusieurs tomes.

Le mystère, n’est-il pas en train de se révéler, de fendre l’espace, de poindre au fil des pages colorées, comme à travers les vitraux de Sarkis au Prieuré cistercien de Saint-Jean-du-Grais*, alors que s’ouvre un nouveau volet du travail de l’artiste?

Et voici que l’ouvrage tissé de la main du maître se détricote ; le cercle chromatique achève sa course folle, les couleurs cherchent à reprendre leur place respective sur la ligne harmonique. Polychromie ou polyphonie ? Un contrepoint rigoureux qui nous transporte en forçant le trait sur chaque note, sur chaque instrument, sur le compositeur, comme pour prendre la mesure de l’être, unique et pluriel.

Détisser, détricoter, non pour défaire ou pour abîmer la pièce réalisée, mais peut-être bien pour en livrer l’épaisseur, la trame, la tension, les accidents, les secrets et le savoir-faire du « tisserand », quand le plein cède un peu d’espace au vide.

Les historiens d’art ont baptisé « peinture à l’aiguille » les tapisseries de la Renaissance, dont Raphaël et d’autres maîtres dessinaient en leur temps les cartons. La peinture de René Patron est un « tissage au pinceau ». Il maîtrise l’ouvrage comme le faisaient les Canuts alors qu’ils tissaient les plus belles soies du monde sur le Jacquard à bras dont le bis tan clac résonnait dans les ruelles de la Croix-Rousse. C’est une peinture sonore à laquelle nous fait goûter René ; une peinture physique, construite à la force des bras, une peinture intime, transparente, lumineuse, qui invite à sa table le silence et la méditation ; une toile étonnante, un suaire dont l’empreinte serait là où personne ne l’attend.

Une peinture anatomique, est-il permis de dire cela ?

Ces fils tramés qui font danser la couleur, avec une maîtrise extrême, dans l’exercice difficile de ce registre de la peinture, le monochrome ; et puis ces fils qui se délient, pour nous montrer ce qui se passe sous l’épiderme de la toile qui a pris chair, et nous dévoiler un enchevêtrement de systèmes - respiratoire, cérébral, nerveux -, jusqu’à présent à fleur de peau, qui s’expose, qui explose soudain, dans une œuvre incarnée, jaillissant d’une veine saillante de l’artiste ; un artiste qui ne nous dit rien de lui, mais dont on distingue, à travers cette « pure peinture », quelque chose de son histoire, rien que dans l’amplitude du geste et l’intensité du colorito. L’homme, aux prises avec lui-même, dans le jardin clos de son existence jonché de pétales de grenadiers, de mandragores, d’aloès. Cet homme que l’on croise sans savoir qu’il vit pour peindre : sa façon d’aimer.

Un cri ou une renaissance ? Immense question ! Et si cette écriture n’était rien d’autre qu’une louange, une poésie en vers, une pure comédie all’improvisa…. ? Comme avant Goldoni.

Yanou Josse, Historienne de l’art

12 mai 2013, Souvenirs d’ateliers

*(à Azay sur Cher en Indre-et-Loire)

René Patron, la couleur juste ….

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